Je ne sais pas trop pourquoi je me suis lancé là-dedans

(C'est Marine, sûrement)

Les Mots Dits
4 min ⋅ 18/05/2024

Je ne sais pas trop pourquoi je me suis lancé là-dedans. C’est Marine, sûrement. Elle m’a dit : tu vas publier un livre, tu veux écrire, alors écris, une démonstration somme toute implacable. Écrire ok, mais écrire quoi, et puis pour qui ? Elle a dû me répondre un truc du genre : C’est pas vraiment la question, au début en tout cas. Personne te lira, et puis un jour des gens commenceront à te lire parce que tu les intéresseras. Tu les auras touchés, émus. Tu les feras rire. Oh et puis j’en sais rien moi. Le problème, c’est que moi non plus, j’en sais rien. Mais est-ce vraiment un problème pour autant ? La clef, elle ne se trouve pas vraiment là — pas uniquement là, en tout cas. Elle se trouve surtout dans ce qu’elle m’a dit après : je te rappelle que ton roman, personne ne l’a lu pendant cinq ans. Et là, il s’apprête à sortir. Il sera lu. Alors tu vois ? Ça ne t’a pas empêché de continuer à l’écrire.

On est en mai 2024, et c’est vrai ça : plus de cinq ans après m’être lancé sans trop y réfléchir dans un premier roman — qui n’était pas un premier texte pour autant, j’y reviendrai —, j’ai signé la semaine dernière un contrat avec une maison d’édition québécoise pour une publication en début d’année prochaine. Le week-end dernier, je me suis assis dans un café et j’ai relu sur l’iPad — un détail qui a son importance : lire sur l’iPad, ça évite les corrections intempestives, les petits trucs qu’on veut changer à tout bout de champ. C’est comme une relecture sur papier, en fait : on ne note que les choses qu’il faut vraiment modifier, et spoiler alert : malgré ça, il y en a généralement plusieurs par page. C’est un café tout simple à deux blocs de chez nous, et là vous vous dites : il dit bloc, il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire , parce que dans une ville française, qui dit bloc ? On dit coin de rue, on dit en bas de chez soi, il y a toujours un café de toute façon, pas besoin d’aller bien loin. Non, ici, à San Francisco, on dit bloc et encore ! On est dans une des villes les plus densément peuplées d’Amérique, et on habite dans un des quartiers centraux avec des boutiques, des cafés, des restos partout autour. On mesure ça avec un walking score ici, parce qu’il faut toujours tout mesurer, quantifier — ça aussi, si vous le voulez, on y reviendra.

Alors voilà, j’ai commandé mon cappuccino (overpriced), mon scone chocolat-orange (pas mauvais, hein, je dis pas, mais pas de quoi se taper le cul par terre non plus), et dans ce café où plusieurs fois par semaine depuis des mois je viens m’asseoir pour lire, écrire (pas le roman, à chaque espace son écriture, j’imagine ?), écouter aussi, ça fait un peu bizarre dit comme ça mais je vous jure que ça fait du bien, ça nourrit l’imagination et le reste, j’ai ouvert l’iPad de Marine, c’est même elle qui me l’avait proposé (elle ne se doutait sûrement pas que je me l’approprierais au point de paramétrer mon empreinte digitale pour le débloquer, tranquille le mec), et j’ai relu la première partie de mon roman.

Quelques semaines plus tôt, le directeur d’une maison d’édition m’avait donc proposé un rendez-vous. Sa collaboratrice avait lu mon texte, l’avait beaucoup aimé apparemment, comme quoi tout arrive. Il s’apprêtait à le lire aussi et suggérait qu’on se rencontre une fois que ce serait fait. Je me suis connecté au Zoom avec quelques minutes de retard, comment est-ce possible de réussir à être en retard pour un rendez-vous d’une telle importance, et il m’a dit… ben il m’a dit qu’il trouvait ça pas mal, faut croire. Il m’a demandé une chose : ajouter de la chair. Donner de la consistance aux personnages, les faire dialoguer, leur donner vie ! « Tu as choisi un narrateur omniscient… Joues-en ! ». Je l’ai prévenu que je n’étais pas certain d’en être capable mais je lui ai promis d’essayer. En retour, il m’a dit que vu ce qu’il venait de lire, il n’avait aucun doute que je pouvais le faire. Niveau confiance, il sait y faire.

Flash-forward un mois et demi plus tard, j’ai retravaillé tout le livre, ajouté des dizaines de pages au fil de l’eau, je lui ai envoyé les premiers chapitres et il a semble-t-il été convaincu : il m’a proposé un contrat d’édition qui est arrivé dans ma boîte de réception juste avant le week-end, plutôt sympa merci — et qu’on soit bien clairs : j’euphémise.

Alors je me suis posé dans un café, j’ai relu toute la première partie (le livre en compte deux) pour lui envoyer en retour. Et je ne vais pas vous le cacher, l’expérience était déroutante. Ce livre, c’est cinq ans de ma vie, et je n’ai jamais trop compris quand les auteurs, les metteurs en scène disaient ça : cinq ans de vie, ça veut dire quoi ?

Dans mon cas, ça ne veut pas dire cinq ans de travail nuit et jour, cinq ans de réveils en sueur à se demander ce qu’il pourrait arriver à Luna ou une autre — vous l’aurez compris : Luna, c’est le personnage principal, mais ça aussi, on y reviendra. Non, cinq ans de vie, ça veut plutôt dire cinq années stratifiées dans un texte qui bientôt sera figé, comme une roche qui forme un tout mais qui, si on l’ouvrait, ferait voir à qui voudrait l’entendre les différents niveaux de sédimentation, le temps, les idées infusées par la grâce d’un hasard ou d’une discussion. En cinq ans, le texte a été réécrit entièrement, remodelé c’est certain, et pourtant par-ci par-là ressurgissent des vestiges du passé, le Jules pas encore trentenaire dans son petit appartement de Dearborn Street, Marine qui prépare l’examen du barreau de Californie dans la pièce à côté (spoiler alert : il n’y avait pas des masses de pièces, et encore moins d’espaces ou de séparation, d’ailleurs je crois bien que j’écrivais sur mes genoux ou sur le comptoir de la cuisine jusqu’à ce qu’on achète ce bureau d’appoint qui faisait littéralement la taille de mon ordi, vous savez ce genre de bureaux qui sont faits pour se glisser sous le canap pour poser une bière ou un thé). Il y a des idées qui sont nées il y a cinq ans, qui ont mûri et qui se retrouvent là, changées un peu mais là quand même. D’autres encore qui sont telles quelles, intactes. Et puis beaucoup bien sûr qui ont disparu, qui ont laissé place à de nouvelles. Un condensé de temps.

Alors le lire dans ce café ensoleillé de Divisadero, ça m’a mis la larme à l’œil. Et pour une fois, ce n’était ni le pollen qui virevoltait, ni le prix du café. C’était juste mon texte, qui bientôt ne serait plus tout à fait mien.

 

 

Les Mots Dits

Par Jules Fournier