Torréicole ça ne veut rien dire, mais vous allez comprendre quand même
Un jour, au téléphone, ma mère m’a demandé pourquoi on allait constamment prendre des cafés (overpriced, donc, si vous avez bien suivi) dehors alors qu’on avait tout ce qu’il fallait à la maison, et c’était une si bonne question que j’ai fait preuve d’une sacré dose de mauvaise foi pour y répondre, en lui disant : on ne va pas constamment prendre des cafés dehors… (insérer l’emoji qui lève les yeux au ciel, qu’elle a pu entendre depuis Paris, j’en suis sûr).
Side note, tiens, tant qu’on y est, puisque cette newsletter suivra donc le rythme dispersé de mes pensées : mon père m’avait raconté un jour que, quand il avait seize ans, il avait levé les yeux au ciel quand sa mère l’avait surpris allongé sur son lit, une clope au bec. Elle n’a pas dit un mot, elle a ôté un de ses sabots en bois – on parle des années 70, apparemment les chaussures c’était des sabots à l’époque, mais faudrait quand même vérifier ça avec un historien de la mode ou des pieds – et elle lui a balancé à la gueule. En toute détente. Du coup, j’ai quand même été élevé dans un environnement où on te déconseillait de lever les yeux au ciel. Après, mon padre était plus espadrilles que sabots alors bon, ça n’aurait pas fait le même effet.
Enfin bref, retour à 2024, je pouvais bien lever les yeux au ciel, j’étais en Californie, ma madre à Paris, il aurait fallu qu’elle les lance sacrément fort, ses savates. Et donc, après réflexion, j’ai ravalé ma mauvaise foi et je me suis demandé : effectivement, pourquoi on va constamment, et de plus en plus souvent, dans des cafés ? On a une machine Nespresso x Breville (apparemment, les machines à café font des featurings désormais) ma foi peu écologique mais assez performante, en tout cas eu égard à notre niveau d’exigence en matière torréicole1. D’ailleurs, vous savez qui utilise des machines Breville ? Les cafés overpriced dans lesquels on va dépenser de l’argent qu’on n’a plus depuis qu’on s’est acheté notre propre machine qu’on n’utilise pas. [Insérer un emoji avec la tête qui explose]
À San Francisco, on habite sur une rue (très) passante, avec des bars, des restos, des boutiques – et des cafés, donc. Et contrairement à nos potes qui (à juste titre) profitent de leur vie californienne pour aller surfer / hiker / muséer voir des musées2, Marine et moi avons un côté un peu casanier, avec chacun nos activités : elle a besoin de temps pour lire, pour créer ou repriser des vêtements, couture, broderie, tout ça, et j’ai besoin de temps pour… lire, aussi, et écrire, surtout. Alors, c’est vrai, on s’aventure moins souvent que d’autres dans de grandes activités à la journée. Nous, nos aventures, elles ont souvent la forme et la matière – d’aucuns diraient la frontière et la modestie – des cafés environnants.
Déjà, un café, ça te fait sortir de chez toi. Ce que l’écriture ou la broderie, vous l’aurez remarqué, ne font pas. Or, il y a quand même des limites à notre casanerie3. Casanerie, donc, qui n’est pas une flemme pour autant, une fatigue de faire autre chose, de faire plus. Sans vous sortir la carte de l’écrivain maudit qui s’arrache des cheveux sur ses pages vides (je tiens trop à mes cheveux), parfois, souvent même, j’aurais plus envie d’aller surfer que de passer ma journée devant un écran. Et, quitte à ce que je passe la journée devant un écran, je préfèrerais que ce soit pour regarder un film ou un match plutôt que des mots qui défilent (lentement). Donc ce n’est pas de la flemme, c’est bien de la casanerie, et tant pis pour les néologismes multiples.
Ensuite, on dira ce qu’on voudra, mais un café, c’est une façon d’être dans le monde. On croise, on entend, on rencontre des voisins qu’on voit sans les connaître autant que des touristes de passage – qu’ils viennent de l’autre bout de la ville ou du monde. Alors, bien sûr, vu le cours du latte, ce sont des rencontres homogènes, il ne faut pas se voiler la face. Chez Sightglass, les poussettes coûtent un SMIC et les ordis un peu plus. On pose fièrement sur la table le dernier roman de Sally Rooney ou une collection de nouvelles de Joan Didion, on écrit dans un carnet cher avec un stylo très cher (parfois l’inverse), et alors ? C’est la ville. Il faut la prendre telle quelle. C’est comme ça qu’on la sent, qu’on s’en imprègne, qu’on l’adore ou qu’on la déteste, qu’on essaye de la comprendre pour la changer ou s’assurer qu’elle ne nous change pas (trop). On laisse un petit pourboire aux baristas tatoués qui viennent sûrement d’Oakland ou de Berkeley en lamentant l’inaction publique pour la mixité sociale, l’égalité.
Et puis au-delà de tout ça, on s’y sent bien. Le scone chocolat-orange est un peu trop sec et un peu trop cher, mais quand on arrive un peu trop tard et qu’ils n’en ont un peu trop plus, on a un peu trop le seum. Les baristas se jouent DJs avec la platine vinyle, l’air tinte tantôt des riffs des Stones, tantôt de musiques inconnues qu’on Shazam vainement. Le raffut des conversations qu’on oublie crée une sorte de bruit blanc qui nourrit l’imaginaire et fait glisser le stylo. Parfois, on s’arrête, on en attrape une au vol, elle donne une teinte particulière au lieu, au moment. C’est beau des gens qui parlent. Est-ce un date, un entretien d’embauche, deux copains qui se retrouvent ? On se plaint indifféremment du fog – qui à San Francisco s’appelle Karl – et des dating apps, du marché de l’emploi claudicant et des loyers trop chers, du concert de Taylor qu’on n’a pas pu aller voir et de son double-album qu’on a trouvé trop long, du cours de yoga qu’on a trouvé trop dur et de Joe Biden qu’on a trouvé trop mou.
Et moi, tout ça, ça me fait rire, ça me détend et parfois même, ça me fait écrire. Alors je sors mon carnet et je laisse glisser mon stylo. En espérant que mon café Breville hors de prix ne se fasse pas renverser par un mec de la tech trop pressé de checker Robinhood pour voir à combien sont ses actions Apple ou Tesla. Il faut que je fasse attention : à trop l’écouter, on s’habituerait.
1. Je me suis dit que ce mot serait peut-être intelligible comme l’adjectif de ce qui a trait au café, et quand je l’ai Googlé et que j’ai vu qu’il récoltait zéro, je dis bien zéro résultat de recherche, je me suis dit que je tenais un néologisme premier, c’est-à-dire non seulement un mot qui n’existe pas mais qui même ne se rapporte à rien d’existant, alors je l’utilise, comme ça qui sait ? un jour, peut-être que ce sera un concept
2. Un seul néologisme par article, Julot
3. Annule le point 2